Ma récente étude sur l’évolution, à long terme, du pouvoir d’achat a suscité de multiples réactions : incrédulité, incompréhension, indignation (plus ou moins sincère), pour ne citer que les principales.
Premier constat : dans une société qui a développé le prêt à penser autant que le prêt à porter, il est difficile de parler de manière multiple de problèmes complexes. Soit, tenons-en compte, même si cela revient à s’inquiéter sur les « progrès » culturels. En tout état de cause, je m’estime blessé par des attaques qui semblent négliger, de manière plus ou moins subtile, tout ce que j’ai écrit et exprimé – sur base d’études rarement contestées – sur l’évolution des revenus et des inégalités, sans parler de mes engagements politiques et sociaux.
Deuxième constat. Nier que le pouvoir d’achat a – en moyenne – augmenté sur le long terme revient à nier les progrès économiques, technologiques et sociaux. Comment peut-on à la fois nier cela et s’enorgueillir, à juste titre, de progrès engrangés par l’action politique et syndicale ?
Troisième constat : de nombreux détracteurs de cette étude, comme ceux qui l’interprètent à leur manière, s’appuient sur l’arrivée de nouveaux besoins pour « oublier » ses constats. Les nouveaux besoins découlent d’envies qui résultent, c’est une évidence, d’interactions entre les logiques individuelles et les logiques collectives (marchandes et non marchandes) et sociales.Que nous ayons besoin de certains « nouveaux » produits dans notre société, c’est par exemple le cas de l’informatique (pour certains de ses usages), est une évidence. Mais le GPS est-il à ce point indispensable ? Est-il indispensable de changer fréquemment de GSM ? L’airco est-il vraiment indispensable ? Nos enfants sont-ils véritablement plus heureux d’aller à Disneyland que de « jouer en bande » ? Peut-on encore accepter que tout est fatalité et que tous les besoins générés par un capitalisme outrancier sont indispensables. De toute manière, à terme (et cela ne durera plus longtemps), nos manières de consommer et de produire sont intenables. Autant s’y préparer. Et si la société a sa part de responsabilité, ceux qui ont des moyens financiers et culturels à leur disposition en ont aussi. Et cela vaut pour toutes les « élites », trop souvent occupées par d’autres besoins, dont ceux de se maintenir, de se reproduire et de se coopter ne sont pas les moindres.
Quatrième constat : la gauche se trompe en concentrant ses discours sur le pouvoir d’achat. Les inégalités culturelles, en matière de santé, de capital humain et social, sont aujourd’hui au moins aussi prégnantes que les inégalités « économiques ». Qu’a-t-on fait, en profondeur et dans la durée, pour les réduire ? Sait-on même, véritablement, comment s’y prendre ?
Cinquième constat : parler de l’évolution du pouvoir d’achat du salarié moyen ne revient pas à gommer l’évolution moins favorable, pour ne pas dire défavorable, des « petits revenus » (allocataires sociaux et salariés à petits salaires). Mais qui s’est battu pour augmenter le salaire minimum garanti ? 2 X 25 € par mois d’augmentation en 15 ans ! Je pense être le premier a avoir chiffré la perte récente de pouvoir d’achat subie par les 20% les plus pauvres. Constater une évolution positive du pouvoir d’achat sur le long terme n’est pas incompatible avec le constat d’une détérioration récente, pour certains, du pouvoir d’achat et d’une très inégale répartition de ce pouvoir d’achat. Au contraire, on devrait s’interroger : pourquoi et comment un gâteau plus grand (mais pas nécessairement plus appétissant) est-il moins bien réparti ?
Sixième constat : les hommes et femmes de progrès ne savent par quel bout appréhender une vérité difficile à traiter. Vivre en « petit » ménage (les ménages d’isolés ou les ménages monoparentaux en particulier) coûte, toutes proportions gardées, plus cher que de vivre dans un ménage de plus grande taille. Nul approche moralisatrice dans ce constat, mais une vérité microéconomique évidente. Il nous faut tenir compte de la réduction tendancielle de la taille moyenne des ménages. Le comment reste à inventer.
Dernier constat : dans un monde gagné par le « chacun pour soi » et l’aveuglement par rapport aux limites, humaines autant qu’environnementales, d’une logique du « toujours plus », les hommes et femmes de progrès, le vrai progrès, pas celui des techniques ou du capitalisme qui s’étend dans le temps et l’espace, ont besoin de réconcilier une approche historique, mais toujours d’actualité, des inégalités socioéconomiques et culturelles et une approche qui tient compte des dégâts infligés à l’homme et à son cadre de vie, social et écologique. Les petits calculs de positionnement politique de court terme n’enlèvent rien à ce constat. Certains oublieraient-ils le concept d’aliénation ?
Philippe Defeyt